COMPAGNONS DE BEUVERIE

Vous savez que je n'ai jamais réellement eu envie d'être professeur ? Pas que s'occuper des enfants/ados/adultes/rayez-la-mention-inutile me gêne, mais plus parce que ce métier que je me suis imposé me détruit mes rêves petits bouts par petits bouts. Comme d'habitude, quelques élèves avaient la bonté de suivre tandis que le reste s'adonnait aux plaisirs de la sieste matinale, bercé par les morceaux que je peinais à analyser pour le peu qui osait me regarder. Un soupir s'échappa de ma bouche entrouverte et j'écrivis deux mots clés au tableau sans réel enthousiasme. Soudain, par miracle mais ce n'était que l'action habituelle du tic-tac incessant de l'horloge, la sonnerie retentit et même mes meilleurs éléments se pressèrent en dehors de la salle surchauffée en été et glaciale en hiver. Nous, pauvres musiciens, étions bien mal lotis. Je ramassais mes feuilles que je rangeais dans mon sac à dos avant de le prendre négligemment, lui et mon instrument, et de me diriger vers la salle des professeurs. Mes pas résonnaient atrocement fort dans mes oreilles et mon esprit n'était pas assez concentré pour prêté attention à ce qui se passait autour de moi. Quand j'arrivai enfin devant la salle, j'entrais sans me soucier du regard de mes collègues sur ma tenue vestimentaire, sur ma barbe de trois jours, ou sur ma guitare qui ne me quittait jamais. Je commençais à m’habituer aux regards lourds de sens, aux chuchotements derrière mon dos et aux non-réponses à mes questions. Ça allait passer non ? Je n'étais pas le seul énergumène de ce lycée du peu que j'avais pu voir. Arrivé devant mon casier, j'entassais mes cours d'aujourd'hui et ramassais mes effets personnels avant de le refermer d'un claquement sec. Un léger coup d’œil sur mon téléphone m'indiqua qu'il était midi passé et mon ventre commençait à crier famine. Heureusement que le lycée devait se passer de ma présence cet après-midi, je n'aurais pas pu supporter trois longues heures de plus. Ma petite maison m'attendait ! (Et un bon repas aussi !) Un sourire léger naquit sur mes lèvres et je sifflotais doucement avec mon habituel "je-ne-vous-vois-pas", je sortis de la salle sans me préoccuper du reste. Ma guitare sur le dos et ma composition au fond de la gorge...

La ville était tout de même agréable tout particulièrement le centre ville. Les petites maisons à colombages et les boutiques, ça avait une sorte de charme bucolique. Mes pas m’amenèrent vers un petit pub dans le coin d'une rue, plutôt dissimulé mais qui semblait sympathique, et puis c'est pas comme si j'allais trouvé quelqu'un que je connaissais dans cet endroit... je ne connais personne. Mon idée de rentrer à la maison mourut bien vite et je poussais la porte et m'avançais jusqu'au barman qui essuyait tranquillement un verre à whisky. C'était un homme plutôt bien portant, avec une légère bedaine et une belle moustache tombante. Bref' un beau stéréotype du barman de film. Il me toisa un peu moi et ma dégaine de clodo (faut croire...).

"V'prendrez quoi jeune homme ? Me demanda-t-il avec un léger sourire qui semblait lui écorcher le visage.
- Une bière."

Il hocha la tête silencieusement et abaissa le levier de la pression sans même y jeter un regard. Sans un mot, il ôta la mousse en surplus sur le haut du verre et me tendit ma pinte. je le remerciais avant de me diriger vers le fond de la salle, coin tranquille. Quelques habitués étaient déjà installés sur les autres tables et discutaient et riaient avec force. Je les examinait sans rien dire. Moi et ma bière, on avait tout l'après midi après tout...

- Non, écoute bien : Deutschland ! Toujours mettre l'accent sur la première syllabe ou du moins celle qui paraît importante.

Mon élève s'exécuta. Je hochai la tête et murmurai un "c'est bon" distrait. Décidément, j'aurai préféré qu'ils choisissent tous de l'espagnol, ça m'aurait sérieusement arrangé. Je me réserve le droit de me demander si il n'y a ne serait-ce qu'un bon élève dans cette classe. Bien heureusement, lorsque j'apprenais à quelqu'un ma langue maternelle, ma patience s'allongeait de quelques minutes. En d'autres circonstances, j'aurais certainement débité en hurlant à toute allure qu'ils n'étaient tous que des Untermenschen sans intérêt. Le coeur léger à l'idée de donner ma dernière heure de cours - je partais toujours à midi quand on pouvait se passer de moi les heures suivantes -, je continuai mon cours jusqu'à ce que la sonnerie ne nous délivre tous de cette prison. Je fis un rapide détour par la salle des profs, où comme d'habitude certains me jetèrent un regard effrayé et d'autres me saluèrent avec sympathie. J'allai ensuite retrouver ma chère Volkswagen en ruines. Il n'y avait rien à faire, lorsque cette voiture serait définitivement foutue, je ne l'enverrais pas à la casse, je trouverais un moyen de la garder. Trop de souvenirs... Mon coeur se serra et mes yeux se mouillèrent, mais je parvins à retenir mes larmes. Je sortis en trombe du parking sous les yeux étonnés d'autres professeurs. Les pneus crissèrent sur l'asphalte, l'aiguille monta encore et encore.

Ainsi, comme chaque fois que j'avais fini à midi, je me rendis au pub du coin. Je garai la voiture à moitié sur le trottoir et sortis en claquant la portière. Pas besoin de prendre mon portefeuille. Le barman avait vu de quoi j'étais capable lorsqu'on me cherchait des ennuis, et lorsque j'avais déposé un pourboire l'autre jour, il l'avait catégoriquement refusé en disant d'une voix mal assurée que j'étais un "client d'honneur". Je claquai la porte derrière moi - j'aime claquer les portes -. Tous les regards se posèrent sur moi, et j'entendis crier au fond : 'Heil Otto' ! L'oeuvre de Patrick certainement... Le barman baissa les yeux et me dit, paniqué :

- Je n'ai plus de Krombacher aujourd'hui !

J'ai cru qu'il allait pleurer.

- Pas grave. Passe n'importe quelle pinte du moment que c'est une allemande.

Sans hésiter, il remplit un verre et me tendit une Park. Je lui lançai en lui faisant un clin d'oeil :

- Liegt in unserer Natur ! *
* Dicton de la bière Park

Il fit mine de sourire tandis que je me dirigeais vers le fond. Je vis Patrick et sa bande et me dirigeais vers leur table où j'allais m'asseoir. Mais je remarquai un type seul sur une table à droite et après réflexion, décidai d'aller lui tenir compagnie. Tandis qu'il me fixait, je pris place en face de lui. Je lui fis un sourire triomphant.

- Salut, moi c'est Otto.

Remarquant son verre posé sur la table, je lui lançai d'un air malicieux :

- Alors comme ça c'est toi qui a pris ma dernière Krombacher...

Je vidais la moitié de mon verre d'une traite.

- Mhh, quoique la Park c'est pas mauvais non plus. Bon, je te pardonne. Je t'ai déjà vu au lycée. Je me trompe ?

Il devait sûrement m'avoir reconnu puisque du lycée, j'étais le seul à avoir un accent allemand évocateur et à avoir cette réputation de psychopathe qui peut boire 20 bières sans marcher de travers.

De loin, par pur ennuie et avec une certaine fascination, j'examinais le barman et l'homme qui venait de rentrer dans le pub en claquant soigneusement la porte. Un habitué vu le grand cri que poussa l'homme au fond de la pièce. Je reposais mon regard sur le blond qui me semblait curieusement familier. Son échange avec le barman se termina rapidement et il attrapa la pinte qu'il lui tendait avec un sourire. Sa tête ne me revenait toujours pas. J'avais sûrement dû le croiser au lycée ou même au supermarché, on oublie une tête aussi blonde et avec une telle expression de psychopathe aussi facilement. L'homme qui avait crier plus tôt et le groupe qui l'entourait rigolaient bruyamment et l'habitué à la tête-qui-ne-me-revenait-toujours-pas fit mine de se diriger vers eux mais après un instant de réflexion et un regard assez perçant, il se dirigea vers ma table et s'installa comme si nous étions les meilleurs amis du monde. Avec un sourire énorme il lança:

"Salut moi c'est Otto !"

Soudain ça me revint. C'était le prof d'allemand à la réputation de réel psychopathe qui terrorisait les élèves, les profs et les parents en passant. Je me disais bien que j'avais déjà vu son teint blafard quelque part. Je lui rendis son sourire mais avant que je me présente il continua:

"Alors comme ça c'est toi qui a pris ma dernière Krombacher... dit-il avant de vider son verre d'un coup. Mhh, quoique la Park c'est pas mauvais non plus. Bon, je te pardonne. Je t'ai déjà vu au lycée. Je me trompe ?"

Tiens, sûrement un des rares professeurs à avoir fait attention à ma présence je présume. Il a un humour assez particulier mais qui n'est pas déplaisant. Dûr de ne pas l'avoir remarqué lui par contre... Tout le monde en parlait et sa vieille voiture qui crachotait ennuyait tous les quinquagénaires avec leurs dernières Audi. "La fumée aurait pu abîmer leurs peintures après tout..." On n'avait rien à me dire, mes jambes m'amenaient partout.

"Je n'allais pas prendre de la Heineken. Rétorquais-je avec un sourire. Bière que j'avais en horreur. Les néerlandais savent ils faire quelque chose correctement ? Je ne parle pas de leurs fromages... Rien ne vaut la qualité allemande dirait-il. Je suis Jude le prof' de musique." Rajoutais-je en avalant une gorgée de ma bière. "Moi qui pensais croiser personne du lycée, je me suis trompé. Mais je te pardonne."

Mon sourire s'élargit légèrement. Peut être qu'au moins une personne de ce foutu lycée me verrait sous un autre jour. Celui qui peut avaler une bonne quantité de bière avant de tomber sur le sol. Peut être pas la meilleur des images mais qui sait ?

Cette rencontre me rappela un jour où un type s'était approché de moi derrière un bâtiment du lycée, un père d'élève apparemment, en me disant : 'c'est toi le prof d'allemand qui boit dix bières avant de donner cours et qui ose encore gueuler sur mon fils ?!'. Je lui avais rétorqué que l'on supportait tous l'alcool d'une façon différente et que si lui, après 10 bières, il peignait les murs en vomi c'était pas mon problème mais que moi je restais sobre, et que son fils n'avait qu'à aller dans un lycée pour attardés mentaux si il voulait qu'aucun prof ne s'énerve sur lui parce qu'il dit "nationaliteit" au lieu de "Staatsangehörigkeit". Là j'avais vu son poing se diriger vers ma tronche et j'avais baissé la tête avant de lui rentrer mon genou dans l'entre-jambe, en profitant pour lui asséner un coup de poing dans le ventre et l'autre dans la mâchoire. Plié en deux, la bouche en sang, il est parti en criant : 'j'appel'rai les flics !!'. Depuis j'ai plus jamais vu de parent venir m'emmerder. Ni de flics d'ailleurs... Tout cela pour dire donc, que j'espérais que ce type devant moi supportait quelques litres de bière avant de s'effondrer.

- Je n'allais pas prendre de la Heineken.

Heineken ? Heu, non, effectivement. En fait, je me demandais si j'avais bu ne serais-ce qu'une fois de la bière qui ne venait pas d'Allemagne.

- Je suis Jude le prof' de musique. Moi qui pensais croiser personne du lycée, je me suis trompé. Mais je te pardonne.

Jude ? Je faillis éclater de rire mais je me retins. Je faillis aussi dire avec l'accent nazi : "Die Finale Lösung gegen Juuuude !!*". Je me contentai de sourire et de dire :

- Eh bien, c'est la journée du pardon aujourd'hui... Ton nom ça veut dire Juif. Quand tu rentres chez toi, ne te trompe pas de douche...

Je me mis à rire comme un taré, sans pouvoir m'arrêter. Les larmes m'empêchaient de voir comment mon interlocuteur avait pris la remarque. Quand je pus enfin me ressaisir, j'appelai le barman :

- Ramène deux bières pour moi et mon Juif !

*La solution finale contre les Juifs xDD

Otto, car c'est bien son nom, était plutôt sympathique à première vu. Je ne comprenais pas vraiment l'aversion des autres professeurs sur le coup car, ma foi, il semblait tout à fait buvable... Et ce jeu de mot n'était pas voulu. Du moins, plus que l'autre empaffé qui enchaînait toujours bières sur bières sans s'arrêter. J'étais pressé de voir jusqu'où il pourrait allé. Ça semblait plutôt divertissant mais c'était sans compter les remarques et les répliques du prof' d'allemand qui me surprenaient de plus en plus. De part sa nature à toujours tout prendre au second degrés et son côté extrêmement détaché. Genre avec ça:

"Eh bien, c'est la journée du pardon aujourd'hui... Ton nom ça veut dire Juif. Quand tu rentres chez toi, ne te trompe pas de douche..." Dit-il en éclatant d'un rire bruyant qui lui amena les larmes.

J'eu un petit moment de blanc mais la tête qu'il tirait avec les larmes aux yeux ne put m'empêcher de sourire. On prenait sa remarque comme on le voulait, personnellement, je n'en avais rien à faire. De toutes façons, mes parents s'étaient ligués pour me donner les pires noms possibles il fallait croire. La seule idée de mes parents gallois a bien sûr été de me donner un prénom hébreu. Croyants jusqu'aux os, je n'ai pas vraiment eu mon mot à dire ce n'est que plus tard que j'ai pu exprimer avec vigueur mon anti-cléricalisme. Mais en attendant, je le portais toujours et je n'allais pas renier le seul héritage de mes parents. En ce qui concerne mon deuxième prénom, Alwin, ils se sont correctement foutu de ma poire il faut croire. "Tout" et "Ami". "Ami de tous", la barbe. Je n'ai pas vraiment d'amis et je n'attire personne. Quelle ironie. Pas vraiment concentré sur ce qu'il se passait devant moi, je ne vis même pas le barman nous ramener deux bières fraîches, ce n'est que quand ils les posa sur la table avec un grand: "Bam" que je relevais la tête vers mon interlocuteur. Il devait croire que je l'avais mal pris non ?

"Au moins mon deuxième prénom est germanique.Tu ne risques pas d'être à sec rapidement si tu bois à cette vitesse ?" Dis-je avec un léger rire.

En avalant un gorgée de ma nouvelle bière, je lui lançais un regard malicieux. "Je peux toujours me la péter en ayant le même nom que le célèbre Jude Law. Lançais-je sans réel sérieux. Y'a des lycéennes qui doivent aimer blablater là dessus." En soupirant, le sourire toujours aux lèvres, je portais de nouveau ma pinte à ma bouche.

"...Ça doit être plus dur avec Otto par contre." Riais-je.

Jude n'accorda donc qu'une légère attention à ma remarque, à mon plus grand soulagement. Si il m'avait posé des questions... 

- Au moins mon deuxième prénom est germanique.Tu ne risques pas d'être à sec rapidement si tu bois à cette vitesse ?

Je haussai les épaules en le toisant toujours, le regard rendu brillant par les larmes et l'alcool. Comme pour confirmer sa remarque, je bus la moitié de mon verre d'un coup. Le barman avait ramené de la Park, mais pour la prochaine je prendrais de la Bitburger, faute de Krombacher.. Sans que je me sois pris la peine de répondre, Jude ajouta :

- Je peux toujours me la péter en ayant le même nom que le célèbre Jude Law. Y'a des lycéennes qui doivent aimer blablater là dessus. Ça doit être plus dur avec Otto par contre...

Un sourire se forma sur mes lèvres. Jude Law devait être le gars dans le monde que j'avais le plus en horreur. Non, j'exagère, mais pas beaucoup.

- Jude Law ? Ya pas de quoi se la péter, dis-je avec un sourire moqueur. Eh bien... Moi, je peux très bien dire que j'ai le même nom que Otto Stein dans la série In aller Freundschaft.

J'éclatai de nouveau de rire puis je sortis un paquet de clopes ( allemandes ) de ma poche et en coinçai une entre mes lèvres avant de tendre le paquet à mon interlocuteur.

- Du garanti made in Germany. Encore une pinte ?

Sans même attendre sa réponse, je commandai à nouveau deux bières au barman, puis j'allumai ma clope et commençai à la fumer silencieusement, en sentant la fumée envahir mon corps plus que de raison.



Otto commande une bière à chaque message. C'est bien lui ça xDDDD