C'était une après-midi normale dans ma petite vie tranquille. Abigaïl était au lycée, elle ne rentrerait pas avant plusieurs heures, et pour ma part j'avais décidé de m'installer dans le jardin entretenu par notre majordome.

J'avais découvert un petit ouvrage tout à fait intéressant sur l'aristocratie asiatique et j'avais ainsi entreprit de m'y plonger afin de maitriser les règles d'or qui se respectaient dans ces pays lointains au cas où. Depuis le début de ma lecture, j'avais appris quelques façons de faire qui auraient surpris n'importe quel Anglais digne de ce nom, mais qui me semblaient essentielles à ma culture générale.

Soudain, alors que j'attaquais le troisième chapitre concernant la manière de se tenir pendant les repas, quelques gouttes se mirent à tomber, jusqu'à se transformer en véritable déluge. Heureusement, miss Amanda s'était empressée de venir m'aider et je fus très rapidement à l'abri. Elle m'aida à me changer, comme à son habitude, puis je repris mon livre, rêveuse devant une des grandes baies vitrées de la bibliothèque, contemplant la pluie.

Soudain, j'entendis que l'on m'appelait parce que nous avions un hôte et je descendis après avoir frotté mon pantalon pour enlever des plis qui n'existaient pas.

Lorsque j'arrivai en bas des grands escaliers, notre gouvernante avait déjà fait rentrer celui qui venait de sonner et il dégoulinait sur les tapis coûteux que nous avions pris avec nous au moment du déménagement. Comme je le pouvais, je dissimulai une petite grimace, affichant un sublime sourire de façade.

Le jeune homme qui se tenait à quelques mètres de moi était un peu trop grand pour que je puisse le regarder dans les yeux et il souriait lui aussi, malgré ses mèches brunes mouillées qui lui tombaient dans les yeux. Miss Amanda le regardait, bouche bée, immobile.

"Je suppose que vous souhaitez vous mettre à l'abri." fis-je poliment, "Voulez-vous de quoi vous sécher ?"

Je ne savais pas pourquoi, mais quelque chose dans sa manière de se tenir me disait qu'il ne venait pas de n'importe quelle famille, ni d'une classe moyenne. La manière la plus simple étant de le lui demander.

"Et, si cela ne vous dérange pas, puis-je vous demander votre nom ?"

Il sembla réfléchir un demi millième de seconde avant de se décider à me répondre. A croire qu'il fallait un temps de réflexion intense pour savoir que l'on voulait effectivement se sécher.

"Oui merci de m’avoir ouvert, je me suis fait surprendre par la pluie… Si vous aviez une serviette ce serait vraiment génial."

Sans attendre une quelconque réponse de ma part, il enleva son t-shirt. Ok, je m'étais peut-être trompée sur les origines de celui-ci. Le tapis était définitivement bon pour la laverie. Je me retins de lever les yeux au ciel, mais ce fut de justesse.

Finalement, ses yeux verts rencontrèrent les miens juste avant qu'il ne me dise comment il se nommait.

"Je m’appelle Haz’"

Très bien, donc il ne voulait pas me le dire. Il me vint à l'esprit que si il n'était pas d'une grande famille, nous pouvions très bien nous servir dans les armoires du majordome, cela ne le dérangerait pas. J'essayai tant bien que mal de ne pas bafouiller, un minimum gênée par le fait qu'il soit désormais torse nu.

"Très bien, miss Amanda, veuillez conduire Haz' dans une de nos salles de bain et donnez-lui des vêtements de rechange pendant que vous mettez les autres à sécher."

Celle-ci inclina la nuque en signe d'accord et allait indiquer le chemin à notre hôte lorsque Dinah débarqua en courant dans le hall d'entrée, passant juste entre les jambes du jeune homme, puis s'arrêtant pour le renifler, méfiante.

Voyant qu'Amanda ne bougeait pas le moins du monde, sans doute hypnotisée par Haz' qui grattouillait Dinah derrière les oreilles. Et je ne bougeai pas non plus sur le coup, surprise qu'elle ne fuit pas immédiatement à cause des gouttes d'eau qui tombait de ses boucles.

"Comme tu es belle !"

Il avait l'air ébahi devant notre chatte, cette boule de poil imposante qui faisait en quelque sorte la loi dans cette maison. J'avais rarement vu quelqu'un sourire de cette manière. En fait il avait l'air d'un gamin qui venait de trouver ses cadeaux de Noël sous le sapin le vingt-cinq décembre.

Vu le regard que lui jetait la gouvernante, elle aurait bien aimé être à la place du chat. De toutes façons Dinah était pourrie gâtée par tout le monde, surtout par moi en fait. Abigail ne la supportait pas, elle était allergique à ses poils, mais c'était bien la seule. Même lui aurait été capable de rester accroupi, détrempé avec son t-shirt à la main pour la caresser si je n'avais pas décidé de lui montrer moi-même où il pouvait se changer. Et surtout, pour qu'il arrête de massacrer ce tapis.

"Erm... C'est rare que Dinah apprécie autant les inconnus. Mais vous devez avoir froid, si vous voulez bien me suivre, je vais vous trouver de quoi vous sécher."

Sans attendre de réponse, je commençai à monter à l'étage.

J'étais perdue dans mes pensées, comme à mon habitude, lorsque j'entendis la voix du jeune homme résonner derrière moi. Et dire que j'avais failli oublier sa présence en si peu de temps... Il fallait vraiment que j'arrête de rêvasser au mauvais moment.

"C’est vraiment très gentil à toi de m’avoir accepté. Comment t’appelles-tu ?"

Tout en continuant de marcher et sans me retourner je lui répondis :

"C'est normal."

Ce qui était moins normal c'était que j'allais devoir m'occuper de lui un minimum puisque personne d'autre dans cette maison n'en était capable. Pourquoi est-ce que Mr Tyler était en congé ce jour-là ?

En arrivant devant la porte de la salle de bain, je me retournai.

"Tu peux m'appeler Alice." fis-je avec un petit sourire.

J'avais adopté le tutoiement sans me poser de questions, je ne savais pas d'où il venait, mais s'il me tutoyait, alors moi aussi. Je n'étais pas aussi stricte que mes parents dans ma façon de faire, ceux-là ils l'auraient déjà mis à la porte. Mais ils n'étaient pas là et c'était moi qui m'occupais de cette maison.

Voyant qu'il tenait toujours Dinah - celle-ci ronronnait comme jamais, trop heureuse que quelqu'un la porte et la grattouille -, je poursuivis :

"Je pense que tu peux la laisser le temps de te changer, je vais voir si je trouve quelque chose, il y a des serviettes dans les placards. Je reviens."

Il me fallut un petit moment pour trouver ce que je cherchais dans les armoires du majordome. J'avais d'abord hésité à aller chercher des vêtements appartenant à mon père, mais ils auraient sûrement été trop grands pour lui.

Finalement, je pris une chemise blanche et un pantalon noir, ainsi qu'un pull, juste au cas où. Si Mr Tyler apprenait qu'Amanda m'avait laissée m'occuper de ça, elle allait passer un sale quart d'heure. Enfin, je n'avais pas l'intention de lui dire. Ses affaires seraient revenues à leur place avant qu'il ne revienne.

C'est un peu pressée que je revins à la salle de bain, croisant Amanda sur le chemin. Elle me demanda si j'avais besoin d'aide, je lui répondis que non pour le moment, mais qu'il faudrait qu'elle s'occupe des vêtements mouillés du bouclé.

Dinah était assise devant la porte, attendant très certainement qu'il ressorte. Je toquai doucement, mais je n'obtins aucune réponse. Je poussai alors la porte, lentement. Il était bien là pourtant, en train de fixer son reflet dans le miroir. Je ne savais pas quel âge lui donner, il avait l'air plutôt jeune, mais son attitude contrastait totalement avec cette impression.

Impatiente de retrouver son nouvel admirateur ami, Dinah vint elle aussi regarder, puis poussa la porte d'un coup de tête, l'ouvrant totalement.

Il eut l'air surpris, mais certainement pas autant que moi. Sans un mot je posai les habits sur le bord de la baignoire puis ressortis en fermant la porte avant de m'appuyer contre le mur en soupirant. A la réflexion, cela faisait bien longtemps que nous n'avions pas eu d'invités. Même Abigail n'invitait personne, elle préférait aller chez ses amis.

Pendant qu'il se changeait, j'entendis qu'on m'appelait depuis l'étage supérieur. Je ne retins pas un soupir, Amanda avait toujours besoin de m'appeler quand elle avait un doute sur ce qu'elle devait faire, je ne comprenais pas pourquoi. Miss Louise aurait été plus à même de lui répondre, non ?

Toutefois, je montai voir ce qu'il se passait et elle me tendit mon portable. C'était Abigail qui me disait qu'elle comptait rester avec des amis et donc que je ne devais pas l'attendre pour le diner. Cela ne m'étonnait pas. Je n'avais jamais rencontré ses amis, je savais ce qu'ils faisaient ensemble, j'avais même retenu certains noms, mais ils n'étaient jamais venus chez nous. Elle me précisa qu'ils allaient très certainement aller au parc d'attraction, qu'elle avait de l'argent et que si personne ne pouvait la ramener elle dormirait chez Mary.

Ne pouvant pas trop lui dire non, j'acquiesçai, lui demandant de faire attention et d'appeler au moindre problème.

Une fois que ce fut fait, je m'installai à une fenêtre, contemplant la pluie qui glissait le long de la vitre. Et dire qu'il faisait si beau à peine quelques minutes auparavant. Je restai un petit moment avant de me rappeler soudainement que j'avais un invité et qu'il avait certainement fini de se changer ! Je retournai alors vers la salle de bain, espérant qu'il n'était pas parti se perdre dans la maison.

Je finis par tomber nez-à-nez avec le jeune bouclé. Accompagné de Dinah qui s'était installée sur son épaule, sachant très bien que personne n'osait rien lui refuser. Parfois je me disais qu'elle était vraiment manipulatrice.

"Alice tu es là !" s'exclama-t-il en me souriant, "Je te cherchais justement, est-ce que tu pourrais me donner une serviette s’il te plait car le chat est trempé à force de rester sur mon épaule…"

Et mince, j'avais complètement oublié la serviette, mais quelle boulette, il avait dû dégouliner sur d'autres tapis. Les pauvres. Mais je n'avais pas envie de courir après une serviette, ce n'était pas à moi de le faire.

"Erm... Je suis désolée. On va t'en trouver une." fis-je d'une petite voix.

Par "on" j'entendais bien évidemment Amanda. Nous n'avions pas des domestiques pour faire joli non plus, et les sonnettes qui servaient à les appeler n'étaient pas qu'un élément de décoration.

Quelques secondes plus tard - la rapidité des gouvernantes anglaises -, il avait de quoi se sécher les cheveux. J'hésitais presque à lui proposer un sèche-cheveux, mais la serviette avait l'air de faire l'affaire.

Le problème, c'est que je ne voulais pas l'appeler Haz', mais que c'était le nom qu'il m'avait donné. Je supposais que c'était un diminutif de Harry, mais je n'étais pas sûre.

"Et ton prénom c'est..." lançai-je tout en l'observant, avec ses bouclettes et son visage d'enfant pourtant plus grand que moi d'une quinzaine de centimètres.

Lorsqu'il me demanda de s'occuper de lui en me tendant la serviette, je faillis la lui balancer à la figure.

"Peux-tu me sécher les cheveux s’il te plait ? Cela fait bien longtemps qu’on ne s’est pas occupé de moi."

J'avais envie de lui dire qu'il pouvait bien faire ça tout seul, que je n'avais pas que ça à faire. Mais maintenant qu'il s'était assis il était un peu plus petit que moi et ressemblait encore plus à un enfant. Est-ce qu'il était encore permis par la loi d'avoir un regard de chiot quand on demandait ce genre de choses ?

"Ensuite je te dirai qui je suis."

Le "ensuite" ne me plaisait guère. Ce n'était pas bien compliqué de me donner son nom, si ? J'hésitais, mais après le tapis c'était la chaise qui allait souffrir si je ne faisais rien alors qu'il me fixait, attendant que je réagisse.

"Et pourquoi pas tout de suite ?"

Je voulais simplement associer un prénom à son visage, pas mener une enquête sur sa famille et son passé. Toutefois voyant qu'il n'allait pas sécher ses boucles si je ne le faisais pas moi-même je lui pris la serviette des mains et commençai à frotter vigoureusement.

"Je m'appelle Harry, Harry Haven..."

Je me stoppai net. J'avais déjà entendu ce nom quelque part. Il me semblait que la famille Haven faisait partie des amis de mes parents, mais je n'en étais plus sûre. Et puis, était-ce bien le même ? Celui dont on murmurai le nom sans jamais évoquer sa situation à haute voix ?

Abigail, qui appréciait plus que moi les voyages de nos parents ainsi que les nombreuses réceptions auxquelles ils étaient conviés, m'en avait parlé. Enfin, j'en avais un vague souvenir. Je ne m'intéressais pas aux gens, surtout ceux que je ne connaissais pas, aussi riches qu'ils puissent être. Mais là... J'avais l'impression d'avoir un gamin paumé devant moi, pas l'héritier d'une riche famille de l'aristocratie anglaise.

A son soupir, je compris pourtant qu'il ne voulait pas trop que ça se sache. Cela pouvait se comprendre d'une certaine manière.

"Je n'avais demandé que ton prénom tu sais."

Je croisai son regard vert, le même que celui de Dinah. A le voir comme ça, assis dans un couloir à se faire sécher les cheveux par quelqu'un d'autre, personne n'aurait pu croire qu'il était cette même personne.

"Erm... Je crois que tu vas arrêter de dégouliner maintenant. Tu veux boire quelque chose de chaud Harry ?"

Au lieu de me répondre directement, Harry se leva brusquement, forçant Dinah à retrouver la terre ferme, et me serra dans ses bras avant de m'embrasser sur la joue. J'avais vraiment le sentiment d'être minuscule à côté de lui, surtout alors qu'il était aussi proche. Et à moitié habillé.

"Merci Alice pour tout."

J'étais en train de me perdre dans ses yeux. Pourtant ce n'est pas bien grand des yeux, mais les siens étaient tellement verts, on aurait dit que ce n'était pas naturel. Il s'écarta alors de moi.

"Je tuerais pour un chocolat avec des marshmallows." lança-t-il avec un sourire.

D'où tirait-il cette capacité à changer d'attitude en un millième de seconde ? Ce n'était pas comme si j'étais moi-même très stable au niveau de ma personnalité, mais il me perturbait.

Des marshmallows ? Peut-être que nous en avions, mais je n'étais pas sûre, cela dépendait totalement d'Abigail puisque je ne buvais que du thé.

"Il est possible que nous ayons cela, viens."

Personnellement, je n'avais pas envie d'aller m'enfermer dans un des salons alors qu'il y avait la véranda, mais j'avais un peu peur qu'il y fasse plus frais que dans le reste de la maison avec cette pluie... Il n'en avait certainement rien à faire, mais je lui demandais tout de même ce qu'il préférait.

"Ça te dérange si on va dans la véranda, ou tu préfères un salon ?" le questionnai-je en souriant.

"J'irai absolument où tu voudras Alice." susurra-t-il avant de s'étirer.

J'avais vu Amanda arriver. Mais ce que je n'avais pas prévu c'était qu'elle s'évanouirait à la vue de notre invité débraillé dans le couloir.

"Amanda !" m'exclamai-je en allant voir comment elle allait.

Il lui fallut quelques instants pour reprendre ses esprits et se relever. J'espérais simplement que Harry ne lui ferait pas le même effet à chaque fois qu'elle le verrait, sinon j'allais avoir du mal à garder mon sang-froid. Histoire de l'éloigner le plus rapidement possible, je lui demandai d'aller chercher le chocolat chaud et les marshmallows et de nous les apporter dans la véranda. Puisqu'il n'en avait pas grand chose à faire, peu importe qu'il fasse frais là-bas, c'était un bon endroit.

Mais pour cela, il allait falloir qu'il s'habille correctement, au moins pour ne pas prendre froid bêtement.

"Erm, je te propose la véranda du coup, mais tu devrais boutonner la chemise et mettre le pull. La température a dû chuter là-bas. Sauf si tu changes d'avis et que tu veux qu'on aille dans un salon."

Et aussi pour ma propre santé mentale. C'était bien beau d'avoir le fils Haven chez moi, mais habillé ce serait mieux, je me sentirais un peu plus à l'aise.

Pendant un instant, je crus qu'il n'allait pas se rhabiller et qu'il allait rester la chemise ouverte et le pull sur les épaules. Toutefois après avoir poussé un soupir qui en disait long sur ce qu'il pensait, il boutonna la chemise et la rentra dans son pantalon. Puis il marmonna quelque chose dont je ne saisis que quelques mots.

"C'est... Vertu... Plus en danger... Instant."

Je ne voulais même pas savoir ce qu'il avait dit, j'étais trop occupée à constater que les vêtements de Mr Tyler lui allaient très bien. Vraiment très bien. J'avais bien fait de ne pas piocher dans les affaires de mon père, il aurait nagé dedans.

Soudain il me prit la main, me ramenant à la réalité.

"Bon où va-t-on Alice ?"

Depuis le temps qu'il était là, nous aurions déjà dû être dans une pièce plus convenable. Je retirai ma main, autant par inadvertance que parce que ce n'était pas convenable, que même si mes parents n'étaient pas présents et que je vivais dans un coin reculé j'avais des principes.

"Par ici."

Sans regarder si il m'emboitait le pas, je savais qu'il me suivait de toutes manières, je partis en direction de ma pièce préférée par ce temps.